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Les investisseurs ont l’habitude de gérer l’incertitude, qui constitue le matériau même des marchés, animés par l’anticipation toujours hypothétique de l’avenir. Toutefois, les six derniers mois ont porté cette incertitude dans des contrées radicalement nouvelles à plus d’un titre. Plutôt que s’en effrayer, il nous semble possible de l’analyser rationnellement et ainsi d’en prendre la mesure. C’est le fondement même de la gestion des risques.
La dynamique générale des marchés financiers depuis le début de l’année ne devrait plus être aujourd’hui sujet à controverse : la trajectoire des marchés actions a suivi d’abord la violence hors norme du choc économique issu des mesures d’endiguement de la pandémie de Covid-19, puis la mobilisation sans précédent des gouvernements et des banques centrales.
Le comportement des marchés dans l’immédiat se nourrit de la même logique à l’œuvre depuis dix ans
Les gouvernements ont pris en charge l’essentiel de la détresse financière immédiate du secteur privé au prix d’un accroissement supplémentaire des déficits publics, tandis que les banques centrales se sont employées à créer autant de monnaie que nécessaire pour financer cette envolée des taux d’endettement, publics et privés. Les incertitudes ne manquent pas à l’issue de ce tour de force et la perception d’une déconnection excessive entre économie réelle et marchés financiers rend beaucoup d’investisseurs légitimement méfiants. Néanmoins, le comportement des marchés dans l’immédiat ne devrait pas surprendre. Il se nourrit de la même logique à l’œuvre depuis dix ans, qui repose sur trois arguments principaux :
1) la faiblesse de la demande réelle des consommateurs dans des économies affaiblies renforce les pressions déflationnistes structurelles et exclut ainsi tout risque d’inflation des prix à la consommation. Par conséquent, la seule inflation que puisse nourrir le déversement surabondant de liquidités par les banques centrales est celle du prix des actifs financiers.
2) La prévalence évidente des incertitudes maintient les banques centrales en état d’alerte et entretient la confiance dans leur prompte intervention en cas de besoin.
3) Le scepticisme ambiant des investisseurs évite lui-même la formation de ce qui serait une bulle dangereusement spéculative, comme on en a connu lors de périodes de confiance excessive. Le positionnement des investisseurs demeure aujourd’hui globalement prudent, ce qui constitue un facteur de soutien pour les marchés.
Cette incertitude conjoncturelle que les marchés ont si bien appris à apprivoiser masque néanmoins aujourd’hui l’émergence d’autres incertitudes autrement plus profondes, qu’il ne nous semble pas trop tôt d’intégrer dans notre réflexion, à défaut de pouvoir d’ores et déjà les lever.
La première grande incertitude est naturellement d’ordre sanitaire : la persistance active de la pandémie, en particulier aux États-Unis et dans certains pays émergents, voire son éventuelle recrudescence globale (on ne sait rien aujourd’hui de possibles nouvelles vagues tant que le virus n’a pas été éradiqué) constitue un contexte radicalement nouveau. Jamais probablement un virus n’aura été l’objet d’autant de recherche globalement, et pourtant on ne sait toujours pas si et quand un vaccin pourra être produit. Sa découverte rapide, puis sa mise en production de masse donnerait certainement un coup de fouet salutaire à la confiance des consommateurs.
Des secteurs économiques entiers vont devoir s’adapter à des changements désormais durables
Mais même si le génie humain parvient à élaborer rapidement une parade efficace à la menace infectieuse, il nous semble que des secteurs économiques entiers vont devoir s’adapter à des changements désormais durables dans la façon dont les personnes travaillent, communiquent, s’informent, se divertissent et consomment. L’ajustement à ces mutations profondes pourrait engendrer des pressions récessives considérables dans certains secteurs (on pense immédiatement aux médias traditionnels, aux transports, aux loisirs de masse) et provoquer au contraire une accélération de la croissance bénéficiaire dans d’autres (décollage du taux d’adoption du commerce en ligne, bouleversement de la façon dont les contenus media sont produits et consommés, etc.).
Ces phénomènes pourraient en retour engendrer des ondes de choc très perturbatrices dans d’autres secteurs encore, comme l’immobilier, notamment commercial. Ces considérations sont déjà reflétées dans les positionnements sectoriels et thématiques de nos fonds, et continueront de nourrir nos réflexions dans les prochains mois.
La seconde grande incertitude tient aux ramifications de déficits budgétaires colossaux, qui augmentent les taux d’endettement dans un contexte de croissance économique extrêmement précaire. L’aléa moral atteint des sommets inégalés (s’il suffit d’imprimer de la monnaie pour financer des déficits, alors « tout est permis » aurait dit Ivan Karamazov). Le scénario central retenu par les marchés à ce jour est que l’économie mondiale est aujourd’hui engagée dans une « japonisation » générale, qui a pour principales composantes une croissance nominale très faible assortie de niveaux d’endettement stratosphériques, combinaison rendue possible grâce à des taux d’épargne très élevés et des bilans de banques centrales surchargés de dette publique (et bientôt privée). L’hypothèse du maintien de taux d’intérêt très bas, condition essentielle à la pérennité d’un tel édifice, est rendue crédible par l’écart de production historique (« l’output gap ») entre d’une part le niveau d’activité actuel très affaibli par la crise, et d’autre part celui qui prévaudrait si l’économie était à son potentiel, écart qui évacue tout risque d’inflation par la demande à un horizon prévisible.
L’effondrement économique de ce début d’année produit néanmoins un autre phénomène d’ampleur inédite à un moment qui n’est pas anodin : le retour spectaculaire de l’État-providence sous la pression des circonstances intervient au moment où les graines d’une remise en cause d’un système économique libéral mondialisé issu des années 1980 avaient commencé à germer. Non seulement les démons du protectionnisme relèvent la tête, mais aussi l’opinion publique, notamment aux États-Unis, est de plus en plus rebelle au constat que depuis des décennies une grande majorité de la population ne bénéficie pas de revenus suffisants pour constituer une épargne de précaution, alors que la Bourse a retrouvé ses plus hauts niveaux.
L’augmentation des inégalités nourrie par la hausse des seuls actifs financiers et non des salaires est devenue une source de rébellion sociale d’une ampleur grandissante, qui pourrait lors de la prochaine présidentielle américaine de novembre gonfler les voiles non plus du populisme libéral, qui a déjà déçu, mais plutôt celles d’un interventionnisme assumé visant un renforcement du secteur public et une redistribution beaucoup plus large de la production de richesse. L’appel de quelques-uns pour un retour à l’orthodoxie financière (minorité républicaine aux États-Unis, pays du Nord en Europe) suite à l’immense dérapage des finances publiques dans la plupart des grands pays se voit opposer le constat d’un bilan économiquement piteux et socialement injuste des politiques d’austérité. La pression sociale ainsi que l’augmentation prévisible des faillites d’entreprises dans les prochains mois sont susceptibles de maintenir les pouvoirs publics dans l’obligation d’une intervention toujours grandissante, au prix de déficits budgétaires que les banques centrales devront inévitablement monétiser.
Cette pression n’est certes pas dénuée d’effets vertueux : elle est ainsi déjà motrice d’un resserrement de l’Union européenne, auquel l’Allemagne a dû se convertir, confrontée à l’évidence qu’aucun pays n’est de taille à affronter seul ce défi majeur de préserver la croissance dans un monde considérablement fragilisé. Elle pourrait aussi du même coup lever beaucoup des réserves qui freinaient le financement de grands programmes d’investissement, notamment dans le domaine crucial de la défense de l’environnement. L’impératif d’intégration européenne et l’avènement à grande échelle de l’investissement responsable constituent par conséquent des thèmes renforcés par les circonstances, et que nous avons intégrés dans nos constructions de portefeuille.
Toutefois, à un horizon difficile à estimer aujourd’hui, la limite de l’exercice risque d’être imposée par la confiance que les monnaies si généreusement dispensées seront encore capables d’inspirer aux investisseurs. Dans le jeu à somme nulle que constitue la concurrence entre les monnaies, il serait présomptueux aujourd’hui d’annoncer d’ores et déjà le vainqueur, le dollar présentant un peu moins chaque jour ses qualités historiques de monnaie refuge. C’est donc le risque d’une défiance plus générale à l’égard des grandes monnaies qu’il y a lieu selon nous de gérer. Nous conservons par conséquent très peu de risques de change dans nos portefeuilles, et nos positions sur les valeurs aurifères répondent au risque de scénario limite sur les monnaies papiers. Et dans le cas où cette inflexion de régime économique s’accompagnerait de la perception d’un changement corrélatif du régime d’inflation, même s’il peut sembler lointain aujourd’hui, alors le prix de l’or ne s’en porterait que mieux par écrasement des taux réels.
Comme tout traumatisme majeur, cette crise sanitaire mutée en crise économique constitue un révélateur implacable de fragilités. Elle souligne la valeur et la nécessité d’une gestion des risques robuste. Elle agit également comme un accélérateur considérable de l’histoire à maints égards. Dans cette précipitation, les acteurs les mieux adaptés à cette nouvelle dynamique verront leur avantage renforcé. L’enjeu des prochains mois consistera à naviguer à travers l’instabilité attendue des marchés, tout en gardant le cap sur les vainqueurs de demain.
Source : Carmignac, Bloomberg, 30/06/2020
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